Avant de rejoindre le Nantes de Coco Suaudeau, de s’imposer au Real, de devenir champion du monde, de faire le tour des plateaux télé avec Adriana, puis de se reconvertir comme conseiller du sulfureux président de l’Olympiakos, Christian Karembeu a longtemps pêché l’anguille à la ligne à 17 000 kilomètres de la métropole. Entretien avec un Kanak qui a quelques comptes à régler.
Vous êtes né sur l’île de Lifou dans une famille de dix-huit enfants, dont l’arrière-grand-père a été exhibé dans un zoo humain, à Paris, en 1931, où il était présenté comme l’un des “Kanaks cannibales”. Comment cette histoire s’est-elle transmise dans votre tribu ?
On avait des photos dans la case. Mais mon arrière-grand-père, il a enjolivé l’histoire. Il disait : “Ah, j’ai été bien reçu…” C’était pour protéger la famille. Mes grands-parents, mes arrière-grands-parents n’ont jamais raconté ce qu’ils ont vécu, parce qu’ils avaient honte. Moi, je prends conscience de l’histoire coloniale à 16, 17 ans. Quand j’allais à l’école, on nous imposait de nous mettre au garde à vous. J’avais sept ans quand Valéry Giscard d’Estaing est venu en Nouvelle-Calédonie : on nous a fait marcher 20 kilomètres pour aller agiter des drapeaux français.
Vous étiez adolescent quand les “Événements” (1984-1988), un conflit entre partisans et opposants à l’indépendance, ont éclaté. Votre grande sœur a d’ailleurs été blessée lors d’un attentat à la bombe commis en 1985 par des militants loyalistes au lycée Do Kamo. Ça a été un traumatisme ?
Oui, bien sûr. Elle sortait du réfectoire après dîner quand il y a eu l’explosion. Elle a juste reçu des éclats de verre, mais ça a été très impressionnant et choquant. Nous, l’année suivante, avec des amis, on a été pris à partie par des milices anti-indépendantistes, à l’intérieur du lycée. Ils étaient armés de fusils et de machettes. C’étaient des adultes cagoulés. On s’est barricadés dans notre dortoir. On a cassé des chaises et des lits au cas où on aurait été obligés de nous défendre. Un de mes copains, Robert, a sauté du deuxième étage. Je croyais que c’était fini pour lui… Heureusement, il s’en est sorti. Finalement, l’intendant a pu appeler la police et les miliciens sont partis. Par la suite, j’ai été dans la délégation du lycée au meeting de Jean-Marie Tjibaou (leader indépendantiste kanak, ndlr). On a fait une marche pacifique à Nouméa. À la fin, les CRS ont tapé sur les femmes qui étaient à l’avant.
Ça a changé votre regard sur la France ?
Quand, à l’école, tu apprends la devise “Liberté, Égalité, Fraternité” et que tu vois qu’il n’y a aucune liberté, ni justice… Si véritablement on est français, on a le droit de pouvoir faire une marche pacifique. Mais la police, censée protéger sa population, se retourne contre celle-ci… Et ça dépend de qui raconte l’histoire. Quand je suis venu en métropole, en 1988, ce qui était écrit dans Le Monde ou d’autres journaux, ce n’était pas ce que j’avais vécu. On était devenus des terroristes. Après le meeting, j’ai dit aux gars : “La politique, ce n’est pas pour nous. Si on fait ça, voilà ce qui se passe.” Donc il faut trouver une autre solution.
Laquelle ?
Les études. Quand je vois tout ça, dans ma tête, je me dis : il faut que je fasse des études pour devenir médecin. Des docteurs, on en a besoin. Je voulais devenir anthropologue aussi, pour transmettre notre histoire. Finalement, c’est à ce moment-là qu’on m’a proposé cet essai au FC Nantes.
Le foot occupait quelle place dans votre vie en Kanaky-Nouvelle-Calédonie ?
J’ai un souvenir exceptionnel du premier mondial vu à la télé, Mexique 1986. Il fallait se lever très tôt. Une heure avant que le match commence, on réglait les antennes. “OK, on capte, on ne bouge plus.” Ma mère commençait à préparer le repas, des gens toquaient à la porte, et d’un coup, il y avait toute une tribu dans un salon de 20 mètres carrés. Avec mes frères, on ne voyait presque plus l’écran. C’est avec eux que je jouais au foot. Ils me demandaient d’arrêter leurs tirs vu que j’étais le plus petit. Je faisais le goal volant. Avec les copains, on se donnait des surnoms : Pelé, Maradona, Platini, Zico, Josimar… Il y avait plus de Brésiliens parce qu’on s’identifiait à cette équipe métissée. En 1986, il n’y avait que Jean Tigana comme joueur de couleur chez les Bleus. À l’époque, j’avais fait une rédaction sur le millième but de Pelé (marqué avec le club de Santos, en 1969). Je connais ce moment par cœur, avec les journalistes qui sont dans la surface au moment où il tire le penalty !
Comment se passe votre arrivée à Nantes, en 1988, à 17 000 kilomètres de chez vous ?
J’avais déjà un bagage à 17 ans. Je savais faire un champ, planter des ignames, du manioc, récolter les fruits, pêcher en apnée ou à la canne… La chasse ou la pêche, c’était pour se nourrir. Aujourd’hui, certains chassent pour aller prendre du gros gibier. Non ! Nous, on ne va pas dans ce sens-là. Au contraire. On respecte la nature. On fait des pièges, pour attraper des sangliers ou des cochons sauvages. La nature a fait une plante qui est très solide, mais aussi très flexible. Donc je la plante au sol, je la fais fléchir. Après, on met un nœud par terre et quand ils posent le pied dessus, boum ! Quand ça se relève, l’animal est coincé, c’est terminé. On a beaucoup de techniques, mais c’est ancestral. Par exemple, pour les anguilles ou les petites carpes, on salit la rivière et elles sont obligées de remonter pour respirer. Et c’est là qu’on les attrape.
En quoi ces connaissances ont-elles été utiles dans votre adaptation à la Jonelière ?
Je me suis aperçu plus tard que toutes ces expériences sont un acquis incroyable pour devenir un leader dans l’administration ou dans la gestion d’un club. Quand on va pêcher ou chasser, il faut savoir lire le relief, anticiper les mouvements de la proie… Et puis, il y a les valeurs qu’on m’a inculquées : respect, humilité, partage… Et savoir s’adapter à tout environnement. Dans ma culture, il y a une transmission orale depuis tout petit. Construire une case, c’est le travail de toute une